La criminologie, en tant que discipline, cherche à articuler les logiques micro (comportement individuel, interactions locales) et macro (structures sociales, politiques criminelles) dans l’explication du crime. Les méthodes traditionnelles — statistiques, analyse de données empiriques ou études de cas — atteignent parfois leurs limites lorsqu’il s’agit de comprendre les phénomènes émergents à l’échelle agrégée (effets non linéaires, interdépendances, rétroactions).
C’est dans ce contexte que s’impose l’agent-based modeling (ABM) : une approche « orientée micro », où les décisions et interactions d’agents individuels sont simulées selon des règles, pour observer la trajectoire collective du système. L’article de Birks, Groff et Malleson (Agent-Based Modeling in Criminology, 2025) dresse un bilan critique de l’adoption de l’ABM en criminologie, identifiant ses forces, ses défis méthodologiques, et ses voies de développement.
Principaux apports : ce que permet l’ABM
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Exploration des hypothèses causales
En mode « laboratoire virtuel », l’ABM autorise la manipulation de variables (par exemple, le niveau de surveillance, la distribution de la sévérité des sanctions, la mobilité des individus) pour tester des hypothèses causales contrefactuelles. Il devient possible de simuler l’impact potentiel de politiques (ex. augmenter la couverture policière, modifier les incitations locales) sur la criminalité. -
Capturer les processus d’interaction locale, les effets de voisinage et les rétroactions
L’un des atouts de l’ABM est de rendre explicites les processus d’influence locale (par exemple, imitation, contagion criminelle, peur collective) dans un espace géographique ou social. De plus, l’agrégation de ces interactions peut générer des dynamiques non triviales (seuils, basculements, effets de congestion). -
Pont entre micro et macro : émergence de patterns collectifs
En simulant les décisions locales des agents, l’ABM peut produire des configurations agrégées (taux de criminalité, zones critiques, hot spots) à partir d’unités élémentaires. Cela offre une passerelle formelle entre les logiques individuelles (motivations, contraintes) et les résultats macroscopiques. -
Visualisation et scénarios de politique
Les modèles peuvent être visualisés graphiquement (cartographie des trajectoires, distribution spatiale dans le temps), ce qui est précieux pour les décideurs et praticiens : on peut tester différentes stratégies, comparer scénarios, calibrer des interventions réalistes.
Limites et défis méthodologiques
Birks et ses coauteurs ne tombent pas dans l’enthousiasme naïf : ils identifient plusieurs obstacles à l’essor de l’ABM en criminologie.
- Calibration et validation
Le calibrage de modèles d’agents à partir de données empiriques fiables est souvent difficile. Il faut garantir que les comportements simulés ressemblent aux comportements observés. La validation externe (tester le modèle sur des phénomènes non utilisés pour le calibrage) reste une exigence cruciale, encore trop peu respectée. - Choix des agents et de leurs règles
Quelle granularité (individus, ménages, groupes) ? Quels comportements modéliser (déplacement, opportunité criminelle, décision de commettre une infraction) ? Chaque choix impose des compromis entre complexité, réalisme et parsimony. - Données nécessaires et incertitudes
L’ABM exige des données fines (mobilité, réseaux relationnels, contraintes spatiales). Or, en criminologie, ces données sont souvent incomplètes, biaisées ou inaccessibles. L’ajout d’incertitudes (stochasticité) complique encore l’interprétation. - Complexité computationnelle et transparence
Certains modèles d’agents deviennent lourds à simuler, surtout à grande échelle. Par ailleurs, la « boîte noire » du modèle (nombre de paramètres) peut rendre l’interprétation difficile ou opaque pour les non-spécialistes. - Généralisation et transférabilité
Un modèle calibré pour une ville ou un contexte particulier peut ne pas être transférable à un autre cadre géographique, culturel ou institutionnel. Le surajustement est un risque réel.
Implications et pistes pour les acteurs de la justice
Pour les professionnels de la justice (juges, services pénitentiaires, police, administrations pénales), voici quelques points de convergence entre l’ABM et la pratique :
- Évaluation prospective des politiques locales
Avant de déployer à grande échelle une réforme (ex. renforcement d’une présence policière, redéfinition des zones de patrouille, modulation des peines), l’ABM peut jouer un rôle de « banc d’essai » pour anticiper effets secondaires ou trajectoires inattendues. - Collaboration entre chercheurs et praticiens
La conception de modèles exige une articulation fine entre le savoir empirique (données de terrain, retours opérationnels) et les modélisateurs. Une coopération régulière entre praticiens de la justice et modélisateurs est essentielle pour garantir la pertinence des hypothèses simulées. - Sensibilisation méthodologique
Les décideurs doivent être formés aux forces et limites de la modélisation par agents : ce n’est pas une baguette magique, mais un outil complémentaire. Reconnaître la sensibilité aux paramètres, la dépendance des hypothèses, et la nécessité d’une validation rigoureuse est fondamental. - Transparence, reproductibilité et responsabilité
Pour être crédible aux yeux des institutions judiciaires, les modèles doivent être documentés (code, choix d’hypothèses, jeux de données), accessibles et soumis à validation externe ou revue par pairs. - Usage prudent mais éclairé
L’ABM ne remplace ni l’expertise judiciaire, ni l’évaluation empirique classique. Il doit être utilisé comme un outil d’aide à la décision, non comme une prescription figée. À ce titre, il pourrait être intégré dans les analyses d’impact, les études prospectives ou les protocoles de réforme.
Les modèles « Agent-Based Modeling in Criminology » invitent à faire un pari — certes ambitieux — sur la simulation des interactions locales comme moyen de mieux anticiper les dynamiques criminelles. Pour les professionnels de la justice, l’ABM ouvre une opportunité d’expérimentation virtuelle des politiques, à condition d’en maîtriser les limites.
De fait, dans un monde où les données se densifient (capteurs urbains, mobilité, réseaux sociaux) et où les décisions doivent être mieux anticipées, l’agent-based modeling semble appelé à devenir un instrument précieux dans l’arsenal de la criminologie appliquée. Reste, pour chaque juridiction, à bâtir les ponts entre les modélisateurs et les réalités institutionnelles.

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